Le son du mukkuri résonne lors du festival Aïnou Thanksgiving, en 2022 à Yokohama. Cet instrument traditionnel de musique est fait de bambou et peut imiter les sons de la nature, notamment ceux des animaux sauvages.
Des danseurs exécutent une danse en cercle « pororimse », qui marque habituellement la fin des festins aïnous.
De telles scènes, courantes à Hokkaido, sont probablement ignorées par la plupart des habitants d'une ville comme Yokohama.
Les luttes menées par les Aïnous en milieu urbain
Le festival était organisé par Shimada Akemi, responsable d'un groupe qui ambitionne de promouvoir une meilleure sensibilisation à la culture aïnoue dans la région de Tokyo et de relier les membres de la communauté à leur patrimoine, à travers la langue et les traditions.
Mme Shimada a vu le jour dans une famille aïnoue à Hokkaido. À l'âge de 20 ans, elle a déménagé à Kawasaki, une ville située entre Yokohama et Tokyo, pour y travailler au service d'un fabricant d'électronique.
Shimada Akemi se souvient de son expérience de l'adaptation à la vie urbaine. « De nombreux Aïnous vivent à Hokkaido, où les attitudes de discrimination à leur égard sont très répandues », explique-t-elle. « Ici, en ville, nous sommes souvent perçus comme des étrangers ou des demi-Japonais. Lorsque j'ai fait cette expérience pour la première fois, je me suis curieusement dit que c'était sans doute préférable. »
Mme Shimada a vite compris que la discrimination s'enracinait dans l'ignorance de la culture aïnoue. Quelqu'un lui a révélé que ses connaissances aïnoues s'exposaient à des questions telles que : « Qu'est-ce que vous mangez ? » ou « Pourquoi ne retournez-vous pas dans votre pays ? ». Selon elle, de tels propos ont incité de nombreux Aïnous à occulter leur héritage.
Mme Shimada n'a pas fait exception. Elle a également tenté, le plus souvent possible, de dissimuler son identité aïnoue. Il serait même courant, dans sa communauté, que certains parents ne révèlent pas à leurs enfants leur appartenance à la communauté aïnoue. Akemi a ainsi des amis qui n'ont pris connaissance de leur véritable héritage que bien plus tard, dans leur vie.
Selon Shimada Akemi, seule une centaine des milliers d'Aïnous de la région de Tokyo prennent part à des activités culturelles traditionnelles ou s'efforcent de faire connaître leur patrimoine.
En 2008, le gouvernement japonais a exprimé son intention de promouvoir la reconnaissance du fait que les Aïnous sont un peuple indigène. Mais faute d'une véritable portée juridique, cette déclaration ne s'est pas concrétisée par des mesures visant à améliorer leur statut ou à accroître la sensibilisation et le respect de la population dans son ensemble. De fait, les problèmes auxquels sont confrontés les Aïnous ne sont pas résolus et la lutte se poursuit.
Une expérience qui change la vie
Shimada Akemi s'est inspirée d'une autre nation dotée d'un fort héritage indigène, à plus de 9000 kilomètres de là, dans l'hémisphère sud : la Nouvelle-Zélande.
En 2012, elle a rencontré Te Ururoa Flavell, un ancien dirigeant du parti maori, en visite dans l'Archipel. Elle lui a parlé des défis auxquels les Aïnous se trouvent confrontés et s'est avouée impressionnée par la manière dont les Maoris ont su faire valoir leurs droits.
Elle lui a fait part de sa volonté d'emmener de jeunes Aïnous en Nouvelle-Zélande, pour qu'ils y rencontrent des membres de la communauté maorie et s'inspirent de leur expérience. M. Flavell lui a proposé, en retour, d'organiser un programme d'échange d'un mois.
« Je pense que la discussion avec Akemi, la façon dont elle a dépeint la situation critique dans laquelle se trouvent les Aïnous, la manière dont elle s'est présentée, nous a incités à lui dire : 'Nous voulons vous venir en aide' », raconte-t-il. « Il faut décoloniser la conscience des gens sur leur propre culture, sur qui ils sont et sur ce qui leur est arrivé. Vous devez leur parler de leur histoire et c'est à ce moment-là qu'ils commenceront à bouger. »
L'année suivante, Akemi s'est rendue en Nouvelle-Zélande avec un groupe de jeunes Aïnous et a visité des « marae », des maisons de rencontre traditionnelles maories. Présents dans tout le pays, les marae sont des lieux de rassemblement pour les communautés maories. Ils accueillent des célébrations, des rituels, des discussions sur des problèmes d'actualité et servent parfois même d'espaces sportifs ou de cantines.
Chaque marae porte le nom d'un ancêtre, nouant ainsi un lien affectif avec le passé. Cette idée a inspiré Shimada Akemi, tout comme le rôle dévolu aux maisons de rencontre, pour unifier la communauté.
« À l'intérieur du marae, on ne tient aucun propos négatif sur les autres », explique-t-elle. « Le marae est un lieu de rencontre et de parole libérée. Vous pouvez y tenir des conversations essentielles sur la façon de vous conduire et de progresser dans la vie », explique-t-elle. « Nous autres, les Aïnous, avons besoin de ce genre d'espaces ».
Shimada Akemi a nommé son organisation Casi An Kar Group, ce qui signifie « forts de nous-mêmes » en langue aïnoue.
Transmettre un héritage
Selon M. Flavell, il importe d'avoir une langue vivante pour maintenir la vitalité culturelle et transmettre cet héritage à travers les générations.
« Si vous n'avez plus aucun locuteur de langue aïnoue, tout prend fin car les gens ne peuvent même plus communiquer dans leur propre langue, qui est le vecteur de la culture », prévient-il. « C'est pourquoi nous, Maoris, insistons tout particulièrement sur l'apprentissage de notre langue, car nous savons qu'il est impossible de comprendre une culture sans disposer d'une langue susceptible de l'explorer. Dès que disparaissent ceux qui portent la culture, à savoir nos aînés, c'est toute une culture qui disparaît ».
Comme un véritable être humain
Le festival de Yokohama est une étape vers la création d'un espace semblable à un marae, au Japon. Le principal obstacle est le coût, et l'événement - qui en est à sa dixième année - est autant un moyen de sensibilisation que de financement.
En 2022, une centaine de personnes y ont pris part. Les trois heures de célébration ont permis de rendre hommage à ceux qui ont œuvré au renforcement du sentiment d'appartenance à la communauté aïnoue et à la sensibilisation du grand public. Un spectacle d'amitié a également été présenté par un groupe de Maoris établis au Japon.
Shimada Akemi a interprété, en langue aïnoue, une chanson des années 1960 écrite par un Aïnu établi dans la région de Tokyo, sur ses difficultés à vivre en ville.
Certains spectateurs ont déclaré qu'ils assistaient pour la première fois à un spectacle en langue aïnoue. Pour d'autres, le festival a créé l'opportunité de retisser des liens avec de vieux amis de la communauté.
Mme Shimada a ensuite déclaré avoir toujours su que la lutte serait longue. Elle a néanmoins ajouté qu'elle restait déterminée à toujours s'efforcer d'offrir une expérience plus riche de la culture aïnoue en ville, tant pour les membres de la communauté que pour l'ensemble de la population.